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Les Foulards Rouges n’eurent aucune peine à maîtriser les laquais qui gardaient l’entrée d’une belle demeure de la rue des Petits-Carreaux, située à égale distance des Portes Mont-Marthe et Saint-Denis.

Dans l’escalier de marbre, ils croisèrent un homme au teint foncé, yeux et cheveux très noirs, qui plongea aussitôt sa main vers sa ceinture.

Mais Nissac, saisissant le poignard dissimulé en la tige de sa botte, fut plus rapide et l’homme, la poitrine traversée, mourut avec sur le visage une expression de totale incompréhension car jamais encore, en plus d’une centaine d’occasions, on ne l’avait pris de vitesse au lancer de poignard.

Nissac, sans un mot, tira sur le manche de son arme, essuya la lame au vêtement de sa victime et la replaça en sa botte.

Peu après, ils pénétrèrent en une vaste et jolie chambre. Une jeune fille nue se trouvait assise à califourchon sur un homme nu lui aussi, le teint foncé et le ventre si gras qu’on eût dit une femme à terme.

Avec grande élégance, le baron de Fervac prit la main de la jeune fille, l’arracha doucement à son étreinte amoureuse et lui couvrit les épaules de sa cape avant de l’entraîner en une autre pièce mais, à constater comme le lieutenant des Gardes Françaises et la jeune fille se regardaient, Nissac songea que Fervac ne serait point disponible avant quelque temps…

Le comte et les Foulards Rouges observaient froidement le gros homme qui roulait des yeux où se lisait grande inquiétude.

Nissac parla sèchement :

— Celui qui te gardait et qui, comme toi-même, était de l’île de Malte, est mort.

L’homme trembla plus fort encore, tant à l’annonce de cette nouvelle qu’à la vue de ces foulards rouges qui couvraient le bas du visage de ses agresseurs et dont il comprit assez tardivement qu’il s’agissait là de cette bande loyaliste au service du cardinal et dont le nom était attaché à une interminable série de succès.

Nissac s’assit au bord du lit et donna une claque amicale sur le gros ventre nu du Maltais en disant :

— Crever telle bedaine à l’épée doit être fort amusant. Qu’en pensez-vous ?

Se gardant de prononcer un nom propre, Nissac interrogea Le Clair de Lafitte du regard. La réponse ne tarda point :

— Pareil bedon doit contenir beaucoup d’air et, par l’orifice de l’épée, nous risquons de déclencher forte bourrasque !

Nissac se leva, réfléchit, puis se tourna vers l’homme :

— Il m’est indifférent qu’arrivé de Malte, tu cherches fortune en terre de France. Mais je ne puis tolérer que tu fortifies ta graisse en devenant fournisseur aux armées des princes félons.

— Moi ?… demanda le Maltais.

Le baron de Bois-Brûlé le gifla si fort qu’une dent vola à travers la pièce.

Nissac fit alors signe à Frontignac qui récita de mémoire :

— Le vingtième de ce mois de juin, tu as livré aux intendants des princes félons deux cents chevaux, quatre-vingts mousquets, quarante arquebuses, cent cinquante pistolets, trois cents épées, des boulets au nombre de quatre cents et deux canons.

— Ce bel or revient au roi de France ! dit le comte.

Le Maltais, qui reprenait ses esprits, feignit de nouveau l’étonnement bien que cette attitude, voici peu, ne lui eût point réussi :

— Qui vous a dit pareille menterie, mes beaux seigneurs ?

Le comte de Nissac adressa un signe de tête au baron de Florenty qui, aussitôt, s’assit au bord du lit, saisit une main du Maltais et, d’un geste vif du couteau, lui coupa un doigt.

Le Maltais hurla, mais une formidable gifle administrée par monsieur de Bois-Brûlé le calma aussitôt.

— Où est cet or ? demanda de nouveau le comte.

— Je n’en ai point, monseigneur !

Sur un signe de tête de Nissac, Florenty coupa une oreille du Maltais et, sans doute inspiré par ce qu’il avait vu au « Coq Noir », la mangea. La mastication de Florenty bouleversa davantage le Maltais que la perte de son oreille tant il est vrai que se voir manger par son prochain n’est point habituel aux mœurs humaines.

Convaincu de cela, le Maltais hurla.

— On dirait qu’on tue le cochon ! remarqua le marquis de Dautricourt.

Mathilde, qui n’avait point parlé, observa :

— Voilà qui est dangereux. Si la foule des Parisiens affamés pense que nous tuons le cochon, elle s’en va aussitôt envahir cette maison et nous serons découverts.

Une nouvelle gifle envoyée par monsieur de Bois-Brûlé calma le fournisseur de la Fronde.

Le Maltais vit Florenty, son couteau sanglant à la main, qui se penchait vers lui, l’air terrible, et lui soufflait :

— Maintenant, je veux manger de l’œil d’homme !

Dominant sa douleur, le Maltais s’écria :

— Je vous y mène, mes seigneurs !

Dautricourt et Florenty s’en étaient allés porter l’or à un batelier, agent de Mazarin, qui devait le convoyer jusqu’à Saint-Germain-en-Laye où il s’en irait grossir le trésor de guerre du cardinal.

Satisfaits de leur mission, et ayant ôté leurs foulards rouges, Nissac et les siens s’en retournaient à l’hôtel de Carnavalet lorsqu’une cavalière, qui portait l’habit d’homme et l’épée au côté, les croisa.

Ce fut la stupeur de part et d’autre.

Charlotte de La Ferté-Sheffair, duchesse de Luègue, aperçut d’abord le comte et en éprouva une vive douleur au cœur mais c’est à Mathilde de Santheuil qu’elle s’adressa :

— Nous avons affaire en souffrance, madame.

— Réglons-la au plus vite.

— Dans une heure, au marché aux chevaux, place des Petits-Pères.

— Je vous y attendrai.

Le comte de Nissac se trouvait en un profond embarras.

Il savait, en effet, qu’il ne pouvait empêcher Mathilde d’affronter Charlotte, tant était profonde entre les deux femmes l’envie d’en découdre ; comme il n’ignorait point que l’opposition entre Fronde et service du roi relevait du prétexte puisque sa seule personne nourrissait la rivalité des deux amazones.

En revanche, si ce duel lui coûtait, quoique son cœur se trouvât tout entier acquis à Mathilde de Santheuil, il voulait épargner ce spectacle à Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt. En effet, le comte pensait que le jeune homme, protégé par son âge, se trouvait dans la méconnaissance de certaines douleurs et déchirements que la vie inflige, hélas, bien assez tôt et au-devant desquels il n’est point nécessaire de se précipiter. Le marquis était profondément épris de Charlotte, mais il éprouvait grande amitié pour Mathilde, femme qu’il admirait et regardait comme un compagnon d’armes. Or, on sait comme le fait de lutter, souffrir et espérer côte à côte crée des liens qui, bien qu’ils ne fussent point amoureux, ont une force parfois semblable à ce sentiment.

C’est de cet écartèlement des sentiments que Nissac voulait préserver Dautricourt.

Pour prévenir cet effet et sauver ce qui pouvait l’être de l’unité des Foulards Rouges, Nissac décida de ne point s’attarder en l’hôtel de Carnavalet car, à tout instant, le marquis de Dautricourt pouvait revenir de sa mission consistant à porter l’or du Maltais au batelier agent de Mazarin.

En attendant que Mathilde se fût préparée pour le duel, il pria monsieur de Bois-Brûlé de rester sur place, ainsi que messieurs de Frontignac et Le Clair de Lafitte, afin d’y retenir le marquis dès son retour. Il ajouta que pour ce faire, tous moyens seraient bons, y compris la force.

Ainsi donc, seuls Fervac et lui-même accompagneraient Mathilde au marché aux chevaux où devait se dérouler le duel.

Nissac et Fervac patientaient en la cour d’honneur, près de trois chevaux sellés, lorsque Mathilde parut, stupéfiante de beauté.

Une rose rouge piquée en sa belle chevelure brune, une chemise d’homme de la plus fine des soies et que Nissac reconnut comme étant sienne, la jeune femme portait également un corps de jupe évasée permettant nombreux mouvements et des bottines rouges.

Fervac, le souffle coupé, prit cependant le comte de vitesse :

— Vous n’avez jamais été aussi belle, madame, bien qu’en temps ordinaire, vous le fussiez déjà, et de quelle façon !

Mathilde lui sourit.

— C’est que je vais peut-être mourir, monsieur, et qu’en ce cas, j’aimerais laisser de moi meilleur souvenir qui soit.

Nissac s’avança et la serra contre lui.

— Étouffe-moi ! lui murmura-t-elle.

Les foulards rouges
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